Le 24 avril 2024, le projet de loi de simplification de la vie économique, délibéré en conseil des ministres après avis du Conseil d’Etat, a été déposé au Sénat dans le cadre d’une procédure accélérée. Alors que se sont ouvertes le 3 juin 2024 les discussions en séance publique, il est temps de revenir sur les mesures affectant le droit de la commande publique.

Deux nouveaux dispositifs promettent de « faciliter l’accès de toutes les entreprises à la commande publique », à savoir :

  • l’obligation nouvelle faites aux personnes publiques – autres que les collectivités territoriales, leurs établissements publics et leurs groupements – ainsi qu’aux organismes de sécurité sociale, d’utiliser la plateforme d’achat PLACE pour publier leurs marchés publics ;
  • la qualification de tous les contrats de la commande publique de « contrats administratifs » quelle que soit la personnalité morale du donneur d’ordre, et ainsi, l’unification des contentieux à la faveur de la seule juridiction administrative.

Ces deux dispositifs sont nés d’une même ambition : celle de rendre plus visibles les contrats de la commande publique et plus lisible leur régime juridique en créant une unité là où il existe aujourd’hui une grande diversité. La mise en œuvre de ces mesures ne sera toutefois pas exempte de toute difficulté.

1. Vers une unification et une interopérabilité des profils acheteurs

La dématérialisation des procédures de passation des marchés publics, obligatoire depuis le 1er octobre 2018 pour tous les acheteurs, implique que les communications et échanges d’information dans le cadre de la passation d’un marché interviennent par voie électronique (Art. L. 2132-2 du code de la commande publique). Ces communications et échanges d’information sont réalisées sur une plateforme de dématérialisation appelée « profil acheteur » (Art. R. 2132-3 du CCP).

Si aujourd’hui les acheteurs ont l’obligation d’avoir recours à un « profil acheteur » pour la passation de leurs marchés, aucun texte ne prévoit l’obligation de recourir à une plateforme particulière. Le profil acheteur doit seulement présenter des fonctionnalités et des exigences minimales définies par la réglementation applicable (Annexe 7 au code de la commande publique – arrêté du 22 mars 2019 relatif aux fonctionnalités et exigences minimales des profils d’acheteurs).

Cette liberté laissée aux acheteurs est aujourd’hui la cause d’un morcellement important des profils acheteurs. Un simple coup d’œil à la liste des profils acheteurs publiée sur le site internet data.gouv.fr permet de comprendre immédiatement l’ampleur de cet éclatement avec plus de 4 657 lignes de profils acheteurs différents. Ce morcellement constitue selon le Gouvernement un obstacle pour l’accès des entreprises à la commande publique. Les entreprises se trouvent en effet obligées de s’inscrire sur de multiples plateformes pour connaître et répondre aux consultations.

Plusieurs mesures ont déjà été prises pour tenter de réunir autant que possible les opérateurs économiques autour d’un « guichet unique » de la commande publique. Le 8 novembre 2018, la Direction des Achats de l’État (DAE) avait mis en place une plateforme destinée aux entreprises qui souhaitent être mises en contact avec un acheteur public de l’État. Cette plateforme a été modernisée et est désormais appelée « APProch ». Elle a pour objectif de permettre aux entreprises d’identifier les projets d’achats des services de l’État et de leurs établissements publics, des établissements hospitaliers et des collectivités territoriales et de signaler ceux qui les intéressent. Dès publication de la consultation, la plateforme renvoie les entreprises vers le profil acheteur de l’entité concernée.

Aujourd’hui, le gouvernement, avec ce projet de loi, souhaite étendre ce processus en prévoyant : d’une part, de mettre à la disposition de tous les acheteurs et autorités concédantes un profil acheteur gratuit sur la plateforme PLACE ; et, d’autre part, d’obliger les personnes publiques autres que les collectivités territoriales, leurs établissements publics et leurs groupements, et les organismes de sécurité sociale d’avoir recours à ce profil acheteur pour leurs achats.

Aujourd’hui, le gouvernement ,avec ce projet de loi, souhaite étendre ce processus en prévoyant :

  • d’une part, de mettre à la disposition de tous les acheteurs et autorités concédantes un profil acheteur gratuit sur la plateforme PLACE ;
  • et, d’autre part, d’obliger les personnes publiques autres que les collectivités territoriales, leurs établissements publics et leurs groupements, et les organismes de sécurité sociale d’avoir recours à ce profil acheteur pour leurs achats.

Il appartiendra alors au pouvoir réglementaire de déterminer les conditions de cette mise à disposition et, surtout, de prévoir les exceptions au sein du périmètre des acheteurs et des autorités concédantes concernés par cette obligation.

Indépendamment de ces précisions, le champ d’application de cette obligation laissera les entreprises sur leur faim. Si l’étude d’impact liste les acheteurs publics qui devraient être visés par cette nouvelle obligation on peut regretter que les collectivités territoriales et leurs groupements, qui représentent à eux seuls 54,3 % de la commande publique en 2022 d’après le dernier baromètre de la commande publique, ne soient pas visés par cette obligation.

Pour ces derniers, le Gouvernement promet néanmoins de s’attaquer à l’interopérabilité entre les profils acheteurs par voie réglementaire, laquelle constitue un des objectifs du plan de transformation numérique de la commande publique conduit par le ministère de l’économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique. Cette interopérabilité consistera alors à permettre à une entreprise utilisant l’un quelconque des profils d’acheteur d’accéder aux consultations de marchés publiées sur celui-ci mais aussi publiées sur l’ensemble des profils d’acheteur concurrents.

Selon le Conseil d’Etat, cette mesure, qui limite la liberté contractuelle, n’est pas disproportionnée au regard de l’objectif poursuivi, à savoir faciliter l’accès des opérateurs économiques à la commande publique, l’égalité de traitement et la transparence des procédures (CE, 22 avril 2024, avis sur le projet de loi de simplification, no 408246).

Ce dernier estime néanmoins que cette mesure devra faire l’objet d’une information à la Commission européenne dès lors qu’elle interdit aux acheteurs visés par cette obligation nouvelle de recourir à des prestataires extérieurs fournissant des profils acheteurs à titre onéreux.

Ce nouveau dispositif constitue donc un pas supplémentaire vers l’unification des profils acheteurs. Les opérateurs économiques devront néanmoins patienter encore quelque temps avant que la plateforme PLACE ne devienne un véritable guichet unique de la commande publique.

2. La juridiction administrative bientôt seule compétente pour connaitre des litiges relatifs à la passation et à l’exécution des contrats de la commande publique

Alors qu’un contrat ne peut être à la fois administratif et de droit privé, l’état du droit prévoit aujourd’hui, pour les contrats de la commande publique, que :

  • ces derniers sont des contrats administratifs et relèvent de la compétence du juge administratif s’ils sont conclus par des personnes morales de droit public (Art. L. 6 du CCP)
  • dans le silence des textes, les contrats conclus entre deux personnes privées sont présumés être des contrats de droit privé relevant de la compétence du juge judiciaire (T. Confl., 14 janvier 2000, Epoux Pellizzari c/ Caisse régionale Crédit agricole, no 3165) ; certains contrats conclus par des personnes privées peuvent néanmoins être qualifiés de contrat administratif par détermination de la loi.
    • Il en est notamment ainsi des contrats conclus en application du code de la commande publique par SNCF Réseaux pour l’exécution de certaines de ses missions (art. L. 2111-9-4 du code des transports) ou pour les litiges relatifs aux contrats comportant occupation du domaine public conclus par les concessionnaires publics ou privés de service public relèvent également de la compétence du juge administratif (art. L. 2331-1 du code général de la propriété des personnes publiques).
    • Ou par application de critères jurisprudentiels. Tenant à l’existence, d’une part, d’un critère organique – la présence d’une personne publique – et, d’autre part, un critère matériel, dépendant de l’objet du contrat.

Cette différence de nature juridique, loin d’être anecdotique, emporte des conséquences importantes sur les règles relatives à la passation de ces contrats.

Cette différence de nature juridique, loin d’être anecdotique, emporte des conséquences importantes sur les règles relatives à la passation de ces contrats (S’agissant notamment du choix des modalités de publicités applicables pour les marchés passés selon une procédure adaptée (art. R. 2131-13 du CCP)), le régime juridique applicable à leur exécution, et le juge compétent pour connaître de leur contentieux.

Ainsi, à titre d’illustration :

  • l’ensemble des règles relatives à l’exécution financière des marchés publics prévues à l’article L. 2191-1 du code de la commande publique, à savoir les modalités d’exécution financières et, en particulier, les règles relatives aux avances, acomptes, garanties, cessions et nantissements de créances, ne s’appliquent pas aux marchés privés de la commande publique (Art. L. 2191-1 du CCP);
  • les règles générales applicables aux contrats administratifs, tels que le pouvoir de modification unilatérale ou encore de résiliation unilatérale du marché, ne s’appliquent pas aux marchés privés de la commande publique ;
  • s’agissant du traitement contentieux, les tiers à la conclusion d’un marché privé de la commande publique ne disposent pas d’un recours en contestation de la validité du contrat, dit recours Tarn et Garonne du 4 avril 2014 tel que ce dernier existe devant les juridictions administratives.

Au fil des années, les donneurs d’ordre et les opérateurs économiques semblent s’être habitués à cette dichotomie. Seules certaines affaires particulières ont pu donner lieu à quelques hésitations, finalement résolues par le Tribunal des Conflits. Il en est notamment ainsi du régime juridique applicable aux contrats passés dans le cadre d’achats mutualisés, et notamment de groupements de commande composés d’acheteurs personnes publiques et personnes privées (T confl. 13 septembre 2021 Sté Cadres en mission c/ no 4224 ; T. confl., 10 janvier 2022, C4230).

Le traitement contentieux différencié entre les juridictions administratives et judiciaires a d’ailleurs été récemment admis par le Conseil Constitutionnel qui a rappelé que les contrats privés de la commande publique et les contrats administratifs « répondaient à des finalités et des régimes différents » (Cons. const., 2 octobre 2020).

Partant pourtant du constat que ces différences entre les contrats administratifs et les contrats privés de la commande publique seraient une source de difficulté pour les donneurs d’ordre et les opérateurs économiques, le Gouvernement a souhaité, dans le cadre du projet de loi, uniformiser les règles applicables à tous les contrats de la commande publique en qualifiant ces derniers de contrat administratif, quelle que soit la personnalité morale du donneur d’ordre.

Cette qualification par la loi de l’ensemble des contrats de la commande publique aurait alors pour conséquence d’unifier le contentieux auprès de la juridiction administrative. Il n’est toutefois pas certain que cette unification soit source d’une meilleure lisibilité du droit. Au contraire, il est même possible qu’elle soit une source nouvelle de complexité.

Dans son avis sur le projet de loi, le Conseil d’Etat a lui-même rappelé que si la constitution d’un bloc de compétence autour du juge administratif s’inscrit dans une démarche d’ores et déjà amorcée par le législateur en 2001[1], il convient « de ne pas surestimer les avantages de la mesure en termes de simplification pour les entreprises » alors que ce partage de compétence ne donne lieu qu’à de rares hésitations.

Cette nouvelle qualification juridique aurait pour conséquence, au-delà de l’unification du contentieux, de modifier le régime juridique des contrats privés de la commande publique. Cette qualification pourrait notamment avoir pour conséquence de confier à des personnes privées des prérogatives qui, par leur nature exorbitante, constituent une exception au droit contractuel classique (on pense notamment au pouvoir de modification ou de résiliation unilatérale)[2].

Ces personnes privées verraient par ailleurs les contentieux relatifs à leurs activités désormais pour partie partagés entre deux ordres de juridiction (le juge judiciaire pour leurs affaires courantes, et le juge administratif pour les contrats de la commande publique).

Outre le fait qu’il restera toujours des domaines dans lesquels le juge administratif, saisi d’un contentieux relatif à une contrat de la commande publique, sera tenu de surseoir à statuer dans l’attente d’un jugement du juge judiciaire[3], on peut également raisonnablement s’interroger sur les conditions dans lesquelles les juridictions administratives seront demain en mesure d’absorber les quelques 600 affaires annuelles relatives à ces contrats qui se présentent aujourd’hui devant les juridictions judiciaires.

Les mesures portées par ce projet de loi de simplification de la vie économique devraient contribuer à simplifier la compréhension des règles contentieuses applicables aux contrats de la commande publique sous réserve des évolutions qui leur seront apportées au cours des débats parlementaires.

Il reste que, tant l’efficacité de cette réforme que son utilité, demeurent aujourd’hui difficiles à appréhender de manière certaine, alors même  que, comme l’a noté le Conseil d’Etat, une partie du régime juridique applicable à ces contrats nouvellement qualifiés d’administratifs devra être précisée par le juge administratif, s’agissant notamment de l’étendue du pouvoir de modification et de résiliation unilatérale des acheteurs, personnes privées, ou encore de la mise en œuvre de la théorie de l’imprévision.

[1] Dans le cadre de la loi n° 2001-1168 du 11 décembre 2001 portant mesures urgentes de réformes à caractère économique et financier (MURCEF), ayant précisé que « les marchés passés en application du code des marchés publics ont le caractère de contrats administratifs ».

[2] Ce qu’a récemment confirmé la DAJ à l’occasion de la 199ème session d’étude de l’APASP (Association Pour l’Achat dans les Services Publics) – « Unification du contentieux en marché public : les explications de la DAJ, 30 mai 2024, achatpublic.info.

[3] En particulier en cas d’un moyen tiré de l’irrégularité de l’offre de la société attributaire du marché, en tant qu’elle porterait atteinte aux droits de propriété intellectuelle de ce tiers – T. Confl., 9 décembre 2019, C-4169.

L’équipe Droit public des affaires intervient en conseil et en contentieux auprès des acteurs publics nationaux ou locaux et de leurs partenaires privés industriels et financiers.

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