Le titulaire sortant d’un marché ne peut s’abstenir de communiquer au nouveau titulaire des informations essentielles concernant la masse salariale à reprendre lors du transfert du contrat.
Par un arrêt du 11 janvier 2023(1), la chambre commerciale de la Cour de cassation a jugé que le titulaire sortant d’un marché qui s’abstient de communiquer une information essentielle à l’élaboration des offres des candidats telles que les informations relatives à l’évolution de la masse salariale à reprendre, commet une faute de nature à engager sa responsabilité extracontractuelle.
Les documents de la consultation constituent l’ensemble des éléments fournis aux candidats à un contrat de la commande publique, lesquels définissent les besoins de l’acheteur(2). Ces informations doivent être suffisamment précises pour permettre aux opérateurs économiques de déterminer la nature et l’étendue du besoin afin d’évaluer l’opportunité de candidater et, le cas échéant, de formuler une offre. L’arrêt de la chambre commerciale de la Cour de cassation du 11 janvier 2023 tire les conséquences, sur le plan civil, du défaut de communication d’une information essentielle dans le cadre de l’élaboration de l’offre d’un candidat à l’attribution d’un contrat de la commande publique de droit privé (1). Cette absence de communication des informations relatives à la reprise des salariés était déjà sanctionnée, notamment par l’annulation de la procédure de passation (2).
1. Le défaut de communication de l’évolution de la masse salariale concernée par l’obligation de reprise du personnel constitue une faute délictuelle ou quasi-délictuelle
Les entreprises sélectionnées à l’issue d’un appel d’offres portant sur le renouvellement d’un marché de collecte de déchets étaient, lors du transfert du marché, tenues de reprendre les salariés de l’entreprise sortante dans les conditions applicables au moment du changement du titulaire, soit au 22 juin 2014.
Les sociétés sortantes ont, antérieurement au transfert du personnel, décidé d’augmenter les salaires et d’octroyer des primes et indemnités aux employés devant être repris par le nouveau titulaire, avec effet différé jusqu’au mois de mai 2014. Ces augmentations ont eu pour effet de modifier substantiellement et durablement les conditions d’emploi et de rémunération du personnel affecté à l’exécution du marché.
En réponse aux demandes du pouvoir adjudicateur, préalablement au dépôt des offres, les sociétés sortantes ont renseigné des tableaux relatifs à la masse salariale, mais n’ont informé ni le pouvoir adjudicateur ni, a fortiori, les candidats, de son augmentation intervenue un mois seulement avant la reprise de l’activité par les nouveaux titulaires.
Dans ce contexte, la Cour de cassation a été amenée à se prononcer sur ce défaut d’information et a jugé que :
- aucune disposition légale, règlementaire ou issue du CCAP applicable au marché en litige n’interdit au titulaire sortant de consentir une augmentation des salaires préalablement au transfert du marché(3). Les titulaires n’ont, par conséquent, pas commis d’abus de droit ou d’acte de concurrence déloyale ;
- en revanche, les titulaires sortants des marchés litigieux commettent une faute de nature à engager leur responsabilité civile délictuelle ou quasi-délictuelle en ne communiquant pas une information telle que les évolutions prévues de la masse salariale concernée par l’obligation de reprise du personnel, laquelle est jugée « essentielle à l’élaboration de leurs offres par les candidats »(4); et
- la rétention de cette information fait ainsi « obstacle au respect des règles de publicité et de mise en concurrence »(5).
L’attributaire peut demander réparation du dommage subi du fait de son impossibilité d’adapter son offre au coût de la masse salariale, qu’il ignorait antérieurement au début de l’exécution du marché.
Cet arrêt consacre ainsi une obligation d’information à la charge du titulaire sortant différente des obligations relatives à la communication de la masse salariale incombant à l’acheteur, lesquelles ont déjà été reconnues par le juge.
2. Le défaut de communication peut également être sanctionné sur le fondement de l’atteinte à l’égalité de traitement entre les candidats
Les documents de la consultation visent, d’une part, à garantir les principes de transparence et d’égalité de traitement entre les candidats et, d’autre part, à garantir une meilleure performance de l’achat public, tant pour l’acheteur, sur lequel pèse une obligation de bonne utilisation des deniers publics, que pour le titulaire du marché, soucieux de s’assurer de l’équilibre économique du contrat. La rétention d’une information essentielle à la détermination de l’offre, en particulier relative à la masse salariale à reprendre, est donc sanctionnée.
A ce titre, les juridictions civiles et administratives ont déjà considéré que :
- la communication, par la société sortante, d’un tableau récapitulant la liste des salariés à reprendre, contenant des informations lacunaires et contradictoires avec le dossier de consultation des entreprises, porte atteinte au principe d’égalité de traitement des candidats(6);
- l’absence de communication d’informations sur la masse salariale du personnel à reprendre est susceptible de léser la société attributaire du marché et d’exercer une influence sur la présentation de son offre, justifiant l’annulation, en référé précontractuel, de la procédure de passation(7);
- s’agissant de la passation d’un contrat de droit privé de la commande publique, « les informations relatives à la masse salariale concernée par l’obligation de reprise du personnel » constituent un « élément essentiel du marché permettant aux candidats d’en apprécier les charges et d’élaborer une offre satisfaisante »(8); et
• afin de faciliter la transmission de ces informations, les collectivités publiques ne peuvent se retrancher derrière le secret des affaires pour justifier le refus de communiquer les informations indispensables à la préservation de l’égalité entre les candidats, telles que la masse salariale du personnel à reprendre(9).
Il est recommandé, dans le cadre de la passation d’un contrat de la commande publique impliquant la reprise des salariés par l’attributaire :
- Au titulaire entrant, d’envisager la possibilité, désormais consacrée par la Cour de cassation, de saisir le juge civil d’une action en responsabilité délictuelle ou quasi-délictuelle en cas de non-respect de l’obligation d’information par le titulaire sortant ;
- Au titulaire sortant,
- de transmettre au pouvoir adjudicateur l’ensemble des informations relatives aux salariés dont les contrats de travail doivent être repris
- de veiller à ce que, dans l’hypothèse d’une modification de ces données peu de temps avant le transfert, ces nouvelles informations soient transmises aux candidats à l’attribution du contrat. Le défaut d’une telle communication est de nature à engager sa responsabilité pour faute
- Aux acheteurs,
- d’insérer dans le contrat une obligation pour le titulaire de produire les données relatives au personnel avant son terme ;
- d’introduire dans le cahier des charges, pour se prémunir du risque lié à la transmission d’informations erronées ou incomplètes, une clause précisant que les informations fournies aux soumissionnaires proviennent d’une tierce personne, le titulaire sortant, et non de l’acheteur, lequel ne pourra voir sa responsabilité engagée ;
- de solliciter l’aide du titulaire sortant pour élaborer les pièces de la consultation, quand bien même ce dernier est susceptible de se porter candidat à l’attribution du futur marché concerné(10), sauf si cela lui permet d’obtenir des informations lui procurant un avantage indu par rapport aux autres candidats(11). Le pouvoir adjudicateur peut également engager un référé mesures utiles (sur le fondement de l’article L. 521-3 du code de justice administrative) afin d’enjoindre à l’opérateur, au besoin sous astreinte, de communiquer des informations relatives à l’emploi des salariés.
(1) Cass. Com., 11 janvier 2023, Société Veolia et Otus, n°20-13.967, Bull.
(2) Art. R. 2132-1 du code de la commande publique.
(3) Points 6 et 7 de l’arrêt commenté.
(4) Point 14 de l’arrêt commenté.
(5) Ibid
(6) CAA Bordeaux, 29 mars 2016, Guyanet, n°14BX01574.
(7) CE, 11 avril 2012, Chambre de commerce et d’industrie de Bastia et de la Haute-Corse, n°355183.
(8) Cass. Com., 10 décembre 2013, n°12-25.808, Bull.
(9) CE, 19 janvier 2011, Société TEP, n°340773.
(10) CE, 29 juillet 1998, n°177952.
(11) CE, 8 juillet 1991, OPHLM Dpt de l’Aisne, n°95305.
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