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Les remèdes pour faire face aux difficultés d’exécution des contrats de la commande publique tenant à la hausse des prix.

Le Conseil d’État, par un avis d’assemblée générale publié le 25 septembre 2022, éclaire les parties à un contrat de la commande publique sur les outils pouvant être utilisés, en cours d’exécution, afin de limiter les conséquences de la hausse des prix et des difficultés d’approvisionnement résultant de la crise du covid-19 puis de la guerre en Ukraine.

Le Conseil d’État rappelle, tout d’abord, que les parties ont la possibilité de procéder, par avenant, à une révision des seules clauses financières insérées dans les contrats de la commande publique, sans aucune modification des caractéristiques et des conditions d’exécution des prestations dues au titre du contrat (dites modifications « sèches » des prix), sous réserve que cette modification respecte les conditions posées par le code de la commande publique (ci-après « CCP »).

En parallèle, l’indemnisation due au titre de la théorie de l’imprévision peut également être invoquée par le titulaire d’un marché public comme par le concessionnaire.

Une circulaire du 29 septembre 2022 prise par la Première ministre(1) ainsi qu’une fiche technique de la direction des affaires juridique du ministère de l’économie(2) (ci-après « DAJ ») sont venues compléter, par certaines précisions pratiques, les apports principaux de cet avis.

1. La modification sèche des prix admise dans les conditions prévues par le CCP

Interrogé sur la possibilité de procéder à la modification sèche des prix (à savoir, des seules clauses financières ou de la durée du contrat), le Conseil d’État a considéré « que le caractère [en principe] définitif des prix stipulés ne s’oppose pas de manière absolue à leur modification ». 

Les parties à un contrat de la commande publique peuvent ainsi conclure un avenant visant à passer d’un prix révisable à un prix ferme(3), en intégrant une clause de révision des prix. Les parties peuvent également modifier ou supprimer cette clause de révision.

La Haute Juridiction met ainsi fin à la position de la DAJ maintes fois exprimée(4) selon laquelle le principe d’intangibilité des prix s’opposait à ce que les prix d’un contrat de la commande publique, et par extension la clause de révision des prix, puissent être modifiés en dehors de l’hypothèse d’une modification du périmètre, des spécifications ou des conditions d’exécution du contrat(5). 

Sous réserve qu’elle ne modifie pas la nature globale du contrat, la modification sèche des prix peut légalement intervenir dans les hypothèses suivantes :

  • lorsque la modification est rendue nécessaire par des circonstances imprévues qu’un acheteur, ou une autorité concédante, diligent ne pouvait pas prévoir(6); une telle hypothèse ne peut légalement justifier la modification du contrat que lorsque les deux conditions cumulatives suivantes sont réunies :
    • En premier lieu, « la modification […] n’est possible que si l’augmentation des dépenses exposées par l’opérateur économique ou la diminution de ses recettes imputables à ces circonstances nouvelles ont dépassé les limites ayant pu raisonnablement être envisagées par les parties lors de la passation du contrat » ; en d’autres termes, les conséquences onéreuses résultant de la circonstance invoquée doivent excéder ce qui pouvait être prévu par les parties à l’occasion de la procédure de passation.

Le Conseil d’État ne précise pas les moyens et la méthode à utiliser pour apprécier et quantifier ce qui pouvait « raisonnablement être envisagé par les parties » ; cette appréciation doit faire l’objet d’une analyse au cas par cas par l’acheteur ou l’autorité concédante, sous le contrôle du juge, à partir des documents communiqués par le titulaire pour attester de la réalité et de l’étendue du surcoût supporté et de son caractère imprévisible(7).

    • En deuxième lieu, les modifications doivent être strictement limitées à ce qui est rendu nécessaire par les circonstances imprévues, « tant dans leur champ d’application que dans leur durée » ; en tout état de cause, pour les marchés publics ou les concessions conclus par les pouvoirs adjudicateurs, la modification ne peut excéder le plafond de 50 % du montant initial du contrat(8); ce seuil est applicable pour chaque modification.
  • lorsque les modifications sont de faible montant, les parties demeurent toujours libres de procéder, d’un commun accord, à une modification sèche de la durée, des prix, des tarifs ou des clauses relatives à l’évolution du prix afin de compenser toute perte subie par le cocontractant ; la seule et unique condition à remplir afin de modifier une clause financière sur ce fondement tient au respect des seuils fixés par arrêtés(9).

Le Conseil d’État, sans toutefois dégager une nouvelle condition, encadre cette modification en estimant que l’autorité contractante doit s’assurer que la modification est nécessaire et n’a pas pour effet de compenser « la part de l’aggravation des charges qui n’excède pas celle que les parties avaient prévu ou auraient dû raisonnablement prévoir »(10).

Quelle que soit l’hypothèse de modification envisagée, l’acheteur public ou l’autorité contractante doit veiller à respecter l’exigence constitutionnelle de bon emploi des deniers publics et l’interdiction des libéralités.

En dehors des deux hypothèses précitées, il ne peut être procédé à la modification sèche des prix. A cet égard, le Conseil d’Etat précise tout particulièrement qu’une modification sèche du prix ne peut être légalement envisagée sur le fondement des modifications non substantielles(11) dès lors que ces hypothèses ne peuvent justifier de modifier l’équilibre économique du contrat qui résulte de ses éléments essentiels tels que sa durée, le volume des prestations, les prix ou les tarifs.

Enfin, la modification d’un contrat de la commande publique ne constitue pas un droit au profit de son titulaire et l’acheteur public ou l’autorité concédante est libre d’en prendre l’initiative ou de l’accepter. Dans le cas où les parties ne parviennent pas à trouver un accord sur la modification du contrat ou s’ils ne souhaitent tout simplement pas le modifier, le recours à la théorie de l’imprévision peut être envisagé. 

2. Des précisions utiles sur la mise en œuvre de la théorie de l’imprévision

Tout d’abord, le Conseil d’État rappelle que le législateur a codifié la théorie de l’imprévision à l’article L. 6 du CCP sans en préciser les conditions d’application, de sorte que les principes issus de la jurisprudence demeurent. 

A cet égard, le Conseil d’État envisage de manière totalement autonome le recours à cette théorie jurisprudentielle en considérant que la possibilité offerte aux parties de modifier le contrat n’est qu’une faculté et non une condition préalable à l’octroi d’une indemnisation pour imprévision(12). 

Ces deux mécanismes peuvent même être envisagés simultanément.

Ensuite, la théorie de l’imprévision peut être invoquée en cas d’évènement extérieur aux parties, imprévisible et bouleversant l’équilibre économique du contrat(13).

S’agissant, en particulier, du bouleversement de l’économie du contrat, ce dernier est apprécié différemment dans les contrats de concession et dans les marchés publics dès lors que le concessionnaire est « réputé avoir accepté un dépassement du prix limite de revient plus élevé que le titulaire d’un marché public »(14). Ainsi, le bouleversement doit être plus important dans le cadre d’un contrat de concession que dans un marché public, même si le Conseil d’État se garde d’apporter plus de précisions sur ses modalités concrètes d’appréciation.

L’importance de la forme des prix stipulés au contrat est également évoquée dans la détermination du bouleversement de l’équilibre économique du contrat. Si la théorie de l’imprévision a vocation à s’appliquer aux contrats conclus à prix global et forfaitaire, à prix unitaire, ou à prix mixtes, il peut être tenu compte « de l’importance du marché à forfait pour estimer que des dépenses supplémentaires, eu égard à la faiblesse relative de leur montant, ne sont pas de nature à bouleverser l’économie du contrat »(15).

Enfin, s’agissant des modalités d’octroi de l’indemnité d’imprévision, les parties sont libres de « conclure, […] une convention d’indemnisation dont le seul objet est de compenser les charges extracontractuelles subies par le titulaire ou le concessionnaire »(16). Elle n’est pas assimilable à une modification du contrat et n’est donc pas soumise aux limites posées par les dispositions du CCP. L’indemnisation accordée au titre de la théorie de l’imprévision peut ainsi dépasser les seuils de modification des contrats de la commande publique précités. 

Cette convention doit nécessairement être temporaire, de sorte que, « si les événements ayant justifié son octroi perdurent […] l’imprévision devient un cas de force majeure justifiant la résiliation de ce contrat »(17). Par conséquent, la convention doit fixer précisément la période durant laquelle cette dernière permettra de maintenir un certain équilibre contractuel.

L’indemnité d’imprévision est par ailleurs un droit pour le titulaire du contrat, à la différence de la modification du contrat. En cas de désaccord entre les parties, le juge administratif, qui ne peut « en aucun cas modifier lui-même les stipulations du contrat et les obligations réciproques des parties », peut ordonner l’octroi de cette indemnité d’imprévision si les conditions sont réunies. 

Que l’indemnité soit accordée par convention ou par la voie juridictionnelle, cette dernière laissera néanmoins à la charge du titulaire « une partie de l’aléa variant de 5 à 25% du montant de la perte effectivement subie », laquelle est appréciée en fonction des « circonstances et compte tenu des éventuels profits dégagés par l’entreprise dans le cadre du contrat »(18).

Par cet avis, le Conseil d’État met fin au dogme de l’intangibilité des prix stipulés dans un contrat de la commande publique, ce qui laissera vraisemblablement plus de latitude aux opérateurs contraints de renégocier les contrats dont l’équilibre économique a été bouleversé par la hausse généralisée des prix. L’avis reste toutefois lacunaire sur les modalités de calcul des indemnités dues au cocontractant de l’administration, ce qui ne manquera pas de nourrir de futurs contentieux devant les juges du fond.

(1) Circulaire n°6374/SG du 29 septembre 2022 relative à l’exécution des contrats de la commande publique dans le contexte actuel de hausse des prix de certaines matières premières et abrogeant la circulaire du 30 mars 2022.
(2) DAJ, fiche technique sur les possibilités de modifier les conditions financières des contrats de la commande publique, mise à jour à la publication de l’avis du Conseil d’État, le 21 septembre 2022.
(3) Ce qui avait par ailleurs déjà été jugé dans l’arrêt CE, 20 décembre 2017, Société Area Impianti, req. n°408562.
(4) Voir sur ce sujet notre précédent Flash Info de juin 2022 : « Nouveau rappel par Bercy des outils juridiques permettant de faire face à la hausse des prix dans l’exécution des contrats de la commande publique ».
(5) Cette position avait d’ailleurs été réaffirmée dans la circulaire du Premier ministre n°6838/SG du 30 mars 2022 relative à l’exécution des contrats de la commande publique dans le contexte actuel de hausse des prix de certaines matières premières.
(6) Articles R. 2194-5 et R. 3135-5 du CCP.
(7) Selon les précisions apportées par la fiche technique de la DAJ.
(8) Article R. 2194-3 du CCP.
(9) Notamment le seuil de 10% du montant initial du contrat pour les marchés de fournitures ou de services et de 15% pour les marchés de travaux (R. 2194-8 du CCP) et du seuil de 10% pour les contrats de concession (R. 3135-8 du CCP).
(10) Point 12 de l’avis.
(11) Prévues aux articles R. 2194-7 et R. 3135-7 du CCP.
(12) Point 18 de l’avis.
(13) Conformément aux conditions dégagées par la jurisprudence notamment CE, 30 mars 1916, compagnie générale d’éclairage de Bordeaux,
req. n° 59928.
(14) Point 25 de l’avis.
(15) Reprenant les termes de l’arrêt CE, 19 février 1975, Ministre d’État chargé de la défense nationale c/ Société. Entreprise Campenon Bernard et autres, req. n°80470.
(16) Point 22 de l’avis.
(17) Point 17 de l’avis.
(18) Comme rappelé dans la circulaire n°6374/SG du 29 septembre 2022.

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