Passation des marchés publics de défense : un cadre européen renouvelé

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10.12.2025

Ces derniers mois, la Commission européenne a présenté un ensemble de textes structurants pour l’industrie européenne de défense, dont le programme européen pour l’industrie de défense, en décembre 2025 (EDIP) et le règlement SAFE (Security Action for Europe), en mars 2025. À la suite de leur adoption, il est utile de présenter les évolutions majeures qu’ils introduisent concernant la passation des marchés publics de défense.

Ces textes constituent bien plus qu’un ajustement du cadre juridique et redéfinissent les conditions d’accès aux marchés européens pour les industriels, en plaçant au cœur des stratégies d’acquisition la sécurisation de la base industrielle européenne, la réduction des dépendances extra-européennes et l’accélération des achats conjoints.

I. Le programme EDIP

Le programme pour l’industrie européenne de la défense (EDIP), adopté par le Parlement européen le 25 novembre dernier et définitivement adopté par le Conseil de l’Union européenne le 8 décembre dernier1 , constitue une étape importante dans la consolidation du cadre applicable aux marchés publics de défense à l’échelle de l’Union. Doté d’un budget de 1,5 milliard d’euros pour la période 2025-20272 , il prolonge les dispositifs temporaires EDIRPA et ASAP créés à titre exceptionnel en réponse à l’agression russe en Ukraine. Voir la présentation du programme

S’il poursuit des objectifs industriels, l’EDIP transforme également les règles de passation, d’exécution et de coordination des marchés en faveur d’une meilleure intégration de la chaîne de valeur européenne.

1 - Mutualisation des acquisitions et sécurité d’approvisionnement

L’EDIP crée la structure pour programmes d’armement européens (SEAP), qui établit un cadre commun pour les marchés publics passés conjointement par plusieurs États membres. Cette centralisation des achats permet de mutualiser les besoins nationaux et d’encourager la constitution de consortiums industriels transnationaux. Pour les opérateurs industriels, cette évolution signifie que la capacité à proposer des solutions incluant plusieurs Etats membres et à intervenir dans des programmes collaboratifs deviendra décisive pour accéder aux futurs marchés de défense.

L’EDIP permet également de simplifier l’exécution contractuelle par l’harmonisation de règles concernant la sous-traitance, la propriété intellectuelle et le contrôle des exportations, tout en prévoyant des exonérations de TVA favorisant la compétitivité des offres européennes.

L’introduction d’un régime européen de sécurité d’approvisionnement impose par ailleurs aux entreprises un contrôle renforcé de leurs sources de production et de sous-traitance. Les titulaires de marchés doivent être en mesure d’assurer la continuité d’exécution en situation de crise, notamment par des clauses de priorité de fourniture et une visibilité accrue sur leurs capacités industrielles. Les titulaires de marchés doivent s’assurer de leurs sources d’approvisionnement et sont soumis à un mécanisme de coordination piloté par la Commission et les États membres chargé, en cas de crise, de garantir la poursuite des livraisons essentielles.

Toutefois, plusieurs analyses récentes soulignent que des dépendances persistantes à certains composants critiques et à des technologies extra-européennes pourraient, à court terme, limiter l’effectivité de ce régime, les capacités industrielles européennes nécessaires à une substitution complète n’étant pas encore totalement consolidées au sein de l’Union1 .

  1. ARES Group / IRIS, Security of Supply in Defence in the European Union, mai 2025
  • Ces exigences constituent un changement d’échelle dans la manière de structurer les chaînes de valeur de défense, puisque l’accès aux financements et aux marchés liés à l’EDIP devient conditionné à une maîtrise européenne des activités stratégiques de production.

    Lionel Levain, associé en Droit Public

2 - Vers une reconfiguration des chaînes de valeur en Europe

L’EDIP consacre une logique affirmée de préférence européenne. Les bénéficiaires doivent être établis dans l’Union, l’Espace économique européen ou en Ukraine, avec leurs centres de décision situés sur ces territoires. Le coût des composants d’origine non européenne est limité à 35 % du coût total du produit final, et les entreprises doivent substituer les sous-traitants extra-UE dans un délai de deux ans, sauf impossibilité objectivée.

Ces exigences constituent un changement d’échelle dans la manière de structurer les chaînes de valeur de défense, puisque l’accès aux financements et aux marchés liés à l’EDIP devient conditionné à une maîtrise européenne des activités stratégiques de production. La Commission souhaite ainsi inciter les industriels à revoir leur organisation en faveur de fournisseurs européens pour leurs composants sensibles et, le cas échéant, à engager des relocalisations de sites stratégiques établis jusque-là hors d’Europe. Elle renforce également l’incitation à mettre en place des partenariats industriels durables au sein de l’Union, afin de garantir que les technologies clés, les centres de décision et les capacités d’innovation demeurent sous contrôle européen.

II. Le règlement SAFE

Le règlement SAFE, adopté le 27 mai 2025, met en place un instrument financier exceptionnel destiné à soutenir, par des prêts à long terme et à des conditions financières avantageuses, des projets d’acquisitions conjointes de produits de défense entre États membres. Son objectif est de permettre des investissements rapides et coordonnés dans des capacités critiques, en particulier dans des domaines où les besoins ont été fortement réévalués depuis 2022.

Pour les industriels, ce dispositif représente un levier de financement majeur pour accélérer la montée en cadence de capacités déjà existantes ou sécuriser des investissements de production stratégique en Europe. Le soutien financier est soumis à des critères d’éligibilité précis tenant notamment au caractère conjoint des acquisitions, à la localisation industrielle des infrastructures concernées et au niveau maximal de composants tiers étrangers autorisés.

Les acquisitions bénéficiant de SAFE sont notamment couvertes par une procédure harmonisée d’exonération de la TVA fondée sur un certificat standardisé, ce qui vise à réduire les délais liés aux formalités fiscales transfrontalières. En pratique, cette harmonisation fluidifie les commandes transfrontalières et améliore la prévisibilité des cycles de facturation pour les entreprises, ce qui contribue à raccourcir la phase de contractualisation.

Au-delà du financement, SAFE introduit surtout des dérogations procédurales substantielles réduisant considérablement les délais d’acquisition. Ces dérogations s’articulent autour de deux mécanismes centraux : la présomption d’urgence pour les acquisitions réalisées dans le cadre de ce règlement et la possibilité d’ouvrir des contrats existants à d’autres pouvoirs adjudicateurs.

1 - La présomption d’urgence permettant le recours aux procédures sans publicité ni mise en concurrence préalable

L’article 19 du règlement1 dispose que les acquisitions auxquelles participe au moins un État membre bénéficiaire du soutien financier « sont réputées satisfaire à la condition d’urgence résultant de situations de crise ». Dès lors, pour toute acquisition réalisée grâce aux financements du règlement SAFE, la condition d’urgence requise à l’article 28, paragraphe 1, c), de la directive 2009/81/CE relative aux procédures applicables aux marchés de défense est présumée remplie.

Cette mesure ne dispense pas de l’ensemble des conditions prévues par la directive pour l’usage de cette procédure, mais elle supprime l’exigence probatoire la plus contraignante afin de réduire les contraintes procédurales pesant sur les pouvoirs adjudicateurs et faciliter le recours aux procédures sans publicité ni mise en concurrence. Les entreprises capables de démontrer une réactivité industrielle immédiate et un calendrier de livraison raccourci bénéficieront d’un accès nettement simplifié à ces marchés.

  • Plusieurs rapports soulignent toutefois que la forte fragmentation du marché européen de la défense et la prévalence persistante d’achats nationaux pourraient limiter l’ampleur des économies d’échelle attendues et freiner la massification des commandes conjointes.

    Lionel Levain, associé en Droit Public

2 - L’ouverture d’accords-cadres et de marchés existants à d’autres États membres

Le second mécanisme majeur introduit par SAFE concerne la possibilité, en raison de l’urgence et afin de permettre la constitution rapide de volumes d’achat plus importants, d’intégrer de nouveaux pouvoirs adjudicateurs à un accord-cadre ou à un marché déjà attribué. Le considérant 32 indique explicitement qu’il doit être permis « d’ouvrir un accord-cadre ou un marché existant » à des pouvoirs adjudicateurs d’États membres qui n’étaient pas parties au contrat initial, « même si celui-ci ne prévoyait pas une telle possibilité », sous réserve du consentement du titulaire.

Plusieurs rapports soulignent toutefois que la forte fragmentation du marché européen de la défense et la prévalence persistante d’achats nationaux pourraient limiter l’ampleur des économies d’échelle attendues et freiner la massification des commandes conjointes1 .

Cette orientation est reprise à l’article 18 du règlement qui permet à des États membres de se joindre à un marché déjà en cours d’exécution. Cette extension est possible pour les acquisitions menées dans le champ d’application du règlement, à condition d’être accompagnée d’une mesure de transparence par la publication d’un avis de modification.

L’article 18 autorise également, dans ce cadre précis, les ajustements nécessaires des quantités commandées afin de tenir compte de l’ajout de nouvelles parties au contrat. Ce mécanisme ouvre aux industriels déjà attributaires la possibilité d’accroître leur volume d’activité sans repasser par une nouvelle mise en concurrence, ce qui représente une opportunité directe pour élargir leur portefeuille contractuel et optimiser leur outil de production. Il constitue ainsi un levier important d’augmentation des commandes à l’échelle européenne, conformément à la finalité de l’instrument.

L’adoption de ces deux règlements redéfinit les modalités d’accès aux marchés publics de défense européens, dans l’objectif d’accélérer les acquisitions conjointes en faisant un premier pas vers une préférence européenne affirmée. Leur mise en œuvre modifiera durablement les pratiques tant des acheteurs publics que des opérateurs industriels, qui devront désormais intégrer ces nouvelles marges de manœuvre dans la structuration de leurs chaînes de valeur, la localisation de leurs capacités productives et leur stratégie d’accès aux marchés de défense européens.