La neutralité des services publics imposée aux édifices publics
Revendication politique ou simple acte de soutien, le pavoisement des bâtiments publics par des drapeaux étrangers, symboles politiques d’autorités étrangères, constitue une pratique fréquente et potentiellement contraire au principe de neutralité des services publics.
De récentes ordonnances des tribunaux administratifs ont suspendu les décisions des maires de communes d’apposer sur la façade des mairies et hôtels de ville des drapeaux israéliens ou palestiniens au motif qu’elles méconnaissaient le principe de neutralité des services publics (TA Melun, ord., 21 juin 2025, n° 2508546 ; TA Nice, ord., 25 juin 2025, nos 2503174 et 2503369 ; TA Besançon, ord., 26 juin 2025, no 2501261 ; TA Cergy-Pontoise, ord., 20 juin 2025, n° 2510707).
1 - L’application étendue du principe de neutralité des services publics
Corollaire du principe d’égalité1 , le principe de neutralité des services publics s’oppose à ce que les personnels du service public fassent état de leurs préférences politiques, religieuses ou philosophiques et à ce que le service rendu soit différencié en fonction de telles convictions, qu’elles soient celles des agents du service public ou de ses usagers2 .
Ce principe s’applique également aux façades des édifices publics ainsi qu’à leur enceinte dès lors que l’apposition de signes symbolisant la revendication d’opinions religieuses, politiques ou philosophiques, pourrait être interprétée comme « un acte de pression, de propagande ou de prosélytisme, voire comme une forme de reconnaissance officielle» ou même laisser penser que certains usagers du service public, partageant ces mêmes convictions, pourraient être privilégiés par rapport à d’autres, en méconnaissance du principe d’égalité3 .
L’extérieur de l’édifice public est ainsi soumis à une obligation de neutralité interdisant d’afficher tout message revendiquant une opinion politique ou religieuse, qu’il s’agisse d’arborer un drapeau indépendantiste ou palestinien, de dénommer une école maternelle au nom de « Jack Lang »4 ou, plus implicitement, d’ajouter le terme « laïcité » sur la façade d’une école5 .
Dans l’enceinte du bâtiment public, la neutralité trouve également à s’appliquer et a pu légalement justifier le refus de la directrice de l’ENS de mettre à disposition une salle aux fins d’accueillir des réunions politiques, ou encore l’interdiction de tenir des manifestations politiques dans l’enceinte d’un lycée6 .
Au-delà de sa stricte application aux bâtiments abritant des services publics administratifs, la neutralité politique doit également être respectée dans les gares de la SNCF dès lors qu’elles se situent sur le domaine public ferroviaire dont la SNCF assure la gestion en vertu d’une mission de service public7 . Le juge judiciaire a, en conséquence, confirmé la validité des CGV de la société Médiagares8 qui l’autorisent à refuser la diffusion de toute publicité présentant un caractère politique ou religieux9 , comme une campagne d’appel aux dons pour l’Eglise catholique10 .
Cette application étendue du principe de neutralité impose aux gestionnaires de service public de s’interroger fréquemment sur la régularité des affichages dans les édifices publics, en particulier sur le risque que ces derniers puissent être qualifiés de revendication politique contraire au principe de neutralité.
2 - Les contours de la « revendication politique » contraire au principe de neutralité
La politisation croissante de l’espace public a amené le juge à préciser la nature d’un message politique, lequel dépend de son contenu, du contexte dans lequel il s’inscrit et de l’objectif poursuivi.
Une fresque critique de l’application de la législation sur le droit des étrangers1 ainsi que les banderoles de protestation contre la réforme des retraites ont pu être regardées comme revêtant un caractère politique2 . Il en est de même de la fermeture de services municipaux dans l’enceinte d’un bâtiment public, siège d’un service public, en signe de protestation qui constitue aussi une prise de position politique contraire au principe de neutralité des services publics3 .
En revanche, le déploiement des drapeaux arc-en-ciel sur la façade de l’hôtel de ville et sur le mobilier urbain ne traduit pas un soutien politique de la ville de Paris mais manifeste « un attachement à des valeurs de tolérance et de lutte contre les discriminations fondées sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre»4 . De même, les banderoles affichées à la suite des attentats de Charlie Hebdo ne pouvaient être perçues comme un message politique dès lors qu’elles avaient pour objet d’exprimer « la solidarité de la ville de Paris à l’égard des victimes et de défendre la liberté d’expression, la liberté de penser et la liberté de la presse »5 .
En matière de politique internationale, la grille de lecture du juge peut s’avérer encore plus difficile à identifier. Les juridictions semblent sanctionner tout affichage sur les édifices publics contraire à la position officielle de l’Etat.
A titre d’illustration, la présence d’un drapeau ukrainien a été jugée comme symbolisant l’expression d’une solidarité envers une nation victime d’une agression militaire et s’inscrivant dans le contexte national de soutien diplomatique, humanitaire et matériel offert à l’Ukraine par l’Etat français6 . Cependant, une seule banderole appelant à la libération d’un détenu palestinien révèlerait une prise de position dans une matière relevant de la politique internationale de la France, compétence exclusive de l’Etat, et serait, par conséquent, contraire au principe de neutralité7 . Ainsi, une éventuelle reconnaissance de l’Etat palestinien par la France pourrait conduire les juges à adopter une solution différente.
3 - Une prudence exigée des gestionnaires de services publics
L’augmentation récente des contentieux témoigne des difficultés rencontrées par les gestionnaires de services publics dans l’application du principe de neutralité aux édifices publics.
Toute décision autorisant, ou refusant, la publication d’un simple message, d’une publicité, d’une invitation à participer à un évènement est susceptible de créer une polémique et d’engager la responsabilité de leur auteur1
.
De telles décisions sont également susceptibles d’être contestées par la voie du recours pour excès de pouvoir auquel il est possible d’adjoindre, à titre accessoire, un référé suspension. Dans ce cadre, l’atteinte au principe de neutralité des services publics ne permet pas, à elle seule, de caractériser une situation d’urgence justifiant la suspension de la décision. Le contexte dans lequel s’inscrit le message est analysé aux fins d’apprécier s’il porte une atteinte immédiate à l’intérêt du public2 , la condition tenant à l’urgence ne pouvant être regardée comme remplie notamment en l’absence de possibles troubles à l’ordre public ou d’impact électoral imminent3 .
En ce sens, le tribunal administratif de Nice a déjà estimé que l’urgence à suspendre le déploiement de drapeaux israéliens sur la façade de la mairie n’était pas établie dès lors qu’ils étaient présents depuis plus de sept mois et qu’il n’existait aucun risque de trouble à l’ordre public4 . De nouveau saisis, les juges ont récemment décidé qu’il y avait urgence à suspendre la décision d’apposer ces drapeaux compte tenu « du contexte international et de l’intensification du conflit au Moyen-Orient»5 .
Les gestionnaires des services publics sont ainsi invités à faire preuve d’une grande prudence concernant les décisions prises en matière d’affichage sur et au sein des édifices publics.
Afin de limiter autant que possible les risques d’annulation de leurs décisions et d’engagement de leur responsabilité, les gestionnaires des services publics doivent s’attacher à évaluer systématiquement, en amont d’un affichage, dans quelle mesure celui-ci pourrait, au regard de son contenu, de sa portée, des objectifs qu’il poursuit et du contexte dans lequel il s’inscrit, porter atteinte au principe de neutralité des services publics.
Les gestionnaires des services publics trouveront utile de se référer aux jurisprudences récentes rendues en la matière afin de différencier notamment les publications pouvant être rattachées à une cause humanitaire ou s’inscrire dans un contexte de solidarité nationale, de celles qui, ne pouvant s’inscrire dans un tel cadre, pourraient être perçues comme portant atteinte au principe de neutralité.
A titre d’illustration, en 2015, Métrobus et la RATP acceptaient de diffuser une campagne d’affichage pour la promotion d’un concert du groupe « Les Prêtres », après avoir obtenu le retrait de l’inscription « Pour les Chrétiens d’Orient » présente sur le visuel. Alors que cette affiche s’inscrivait dans le contexte du massacre des Chrétiens d’Orient par Daesh, de nombreuses personnalités politiques, dont le Premier ministre Manuel Valls, avaient publiquement critiqué cette décision, estimant que les deux sociétés interprétaient excessivement le principe de neutralité religieuse1 .
A la suite d’une nouvelle analyse tenant compte du contexte particulier des persécutions des Chrétiens d’Orient, il a été considéré que cette campagne constituait un soutien à une cause humanitaire faisant consensus dans l’opinion publique, justifiant ainsi l’absence d’atteinte au principe de neutralité religieuse et, en conséquence, sa diffusion.
Preuve encore de l’importance du contexte et de l’objectif poursuivi, les principes de neutralité et de laïcité des services publics ne se sont pas opposés à la diffusion sur les murs d’hôtels de ville des caricatures de Charlie Hebdo lors de l’hommage national au professeur Samuel Paty2 . Ils ont en revanche justifié le refus de Radio France de diffuser une campagne publicitaire d’appel aux dons pour l’église catholique ou la suspension de la décision d’un maire d’afficher le drapeau Palestinien comportant la mention « Seigneur ! Pardonnez-nous »3 .
L’interdiction d’afficher un message politique sur des édifices publics rappelle à la fois l’importance et la portée du principe de neutralité. En sanctionnant par ce biais l’affichage de revendications politiques, le juge administratif réaffirme que les bâtiments publics ne peuvent devenir le vecteur d’engagements partisans. Les gestionnaires des services publics sont ainsi invités à faire preuve de prudence à l’égard des affichages au sein des édifices publics, et à évaluer systématiquement dans quelle mesure ces derniers pourraient, au regard de leur contenu, de leur portée, des objectifs qu’ils poursuivent et du contexte dans lequel ils s’inscrivent, porter atteinte au principe de neutralité.