Prix de transfert – Ce qu’il faut retenir du PLF 2024

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11.10.2023

Le Projet de Loi de Finances (PLF) pour 2024 fait la part belle aux prix de transfert dans son article 22.

L’exposé des motifs précise que cet article a « pour objectif de renforcer la capacité de l’administration à détecter et sanctionner les utilisations abusives des règles de prix de transfert, conformément aux annonces du plan de lutte contre toutes les fraudes aux finances publiques ».

Sont prévues trois mesures :

  • L’abaissement du seuil de déclenchement de l’obligation documentaire ;
  • L’opposabilité de la documentation ;
  • L’allongement du délai de reprise concernant les transferts d’actifs incorporels.

  1. Abaissement du seuil de déclenchement de l’obligation documentaire

Les dispositions de l’article L. 13 AA du LPF posent le principe de la documentation obligatoire des prix de transfert par les grandes entreprises. Celles-ci doivent préparer un Master File contenant des informations générales concernant le groupe et des Local Files présentant des informations spécifiques concernant chaque entreprise impliquée dans des transactions intragroupe. Cet ensemble documentaire doit être transmis à l’administration fiscale en début de contrôle, sous 30 jours en cas de mise en demeure de l’administration fiscale.

Actuellement, ne sont concernées que les entreprises dont le chiffre d’affaires ou l’actif brut est supérieur ou égal à 400 M€ (ou celles qui détiennent à la clôture de l’exercice directement ou indirectement plus de la moitié d’une entité répondant à ces critères ou encore celles qui sont détenues à la clôture de l’exercice à plus de 50 % par une grande entreprise ou qui appartiennent à un groupe fiscal dont l’un des membres répond à cette condition de seuil).

Le PLF prévoit un abaissement de ce seuil à 150 M€.

Nous le savions mais c’est désormais officiel : les prix de transfert ne sont plus la préoccupation exclusive des multinationales et autres grands groupes. Les PME et les ETI sont également concernées, ne serait-ce que parce que l’article L 13 B du LPF prévoit que toutes les entreprises autres que celles visées à l’article L. 13 AA du LPF (i.e. celles qui sont sous les seuils) doivent, dans le cadre d’un contrôle fiscal, communiquer à l’administration fiscale – à sa demande et lorsqu’elle présume un transfert indirect de bénéfice – des informations qui sont en substance les mêmes que celles présentées dans la documentation prix de transfert.

Quoiqu’il en soit, l’abaissement du seuil implique que les entreprises dont le chiffre d’affaires / l’actif brut se situe entre 150 M€ et 400 M€ doivent préparer un ensemble documentaire complet, pour chaque exercice ouvert à compter du 1er janvier 2024. Cela impliquera nécessairement pour elles un coût, d’autant que le cercle des conseils experts en prix de transfert ne recouvre que très partiellement celui des conseils familiers des PME et ETI.

On note enfin que l’amende minimum de non-respect de cette obligation documentaire est relevée de 10 k€ à 50 k€.

  1. Opposabilité de la documentation

Rappel des règles actuelles

Cette mesure a fait couler moins d’encre que l’abaissement des seuils. Elle est toutefois tout aussi impactante, si ce n’est plus, quoique de manière moins évidente.

La dévolution de la charge de la preuve est régie, en matière de prix de transfert, par des dispositions spécifiques. Actuellement, pour redresser sur le fondement de l’article 57 du CGI (la pierre angulaire des prix de transfert, faut-il encore le rappeler ?), l’administration fiscale doit établir que des avantages particuliers ont été consentis à une société étrangère liée.

Il peut s’agir d’avantages par nature (e.g. renonciation à recette ou abandon de créance) ou d’avantages par comparaison. Dans ce dernier cas, l’administration doit démontrer que les prix pratiqués par l’entreprise sont différents de ceux pratiqués par des entreprises comparables indépendantes.

Lorsqu’elle a réussi à démontrer l’existence d’un avantage, l’administration bénéficie d’une présomption de transfert indirect des bénéfices. Le contribuable ne peut alors apporter la preuve contraire qu’en établissant que l’avantage est justifié par des contreparties au moins équivalentes.

À l’inverse, si l’administration n’arrive pas à démontrer l’existence d’un avantage, elle doit démontrer qu’il existe un écart injustifié entre le prix appliqué par la société et la valeur du bien ou service y afférent. Elle ne bénéficie alors d’aucune présomption et elle doit démontrer, outre l’existence d’un écart, l’intention libérale qui le motive. Le contribuable peut alors apporter la preuve contraire par tout moyen.

En pratique, l’administration tente le plus souvent de se placer sur le terrain de la présomption de transfert de bénéfices en réalisant une étude de comparable (afin d’établir l’existence d’un avantage par comparaison).

Les règles proposées

L’article 22 du PLF prévoit que l’article 57 du CGI  serait complété par un alinéa ainsi rédigé : « lorsque la méthode de détermination des prix de transfert s’écarte de celle prévue par la documentation (…), l’écart constaté entre le résultat et le montant qu’il aurait atteint si cette documentation avait été respectée est réputé constituer un bénéfice indirectement transféré (…), sauf si la personne morale démontre, par tous moyens, l’absence de transfert par voie de majoration ou de diminution des prix d’achat ou de vente ».

Cet alinéa appelle plusieurs commentaires :

  • Le premier, et le plus évident, est que le législateur crée une nouvelle présomption de transfert indirect de bénéfices qui vient s’ajouter à celle, déjà existante, concernant l’octroi d’avantages (par comparaison ou par nature) évoquée plus haut. Pour reprendre le terme utilisé dans les motifs de l’article 22, cet alinéa vient rendre la documentation prix de transfert opposable au contribuable.
  • La notion d’écart est utilement définie par le texte – il s’agit de l’écart entre (i) le résultat théorique, i.e. tiré de l’application correcte de la méthode documentée et (ii) le montant du résultat tel qu’il ressort de la comptabilité de l’entreprise.

Prenons par exemple une transaction entre une société française (entrepreneur) et une filiale étrangère (distributeur). Si la documentation retient une méthode de return on sale, que le benchmark établi l’intervalle de pleine concurrence de la marge nette (i.e. EBIT / CA) entre 2 et 5% mais que les comptes font apparaitre que le distributeur étranger réalise marge de 10%, alors l’écart entre 5% (3ème quartile du benchmark) et 10% sera réputé constituer un transfert indirect de bénéfice (on ne serait d’ailleurs pas surpris que l’administration tente, au moins en première intention, de redresser l’écart entre la médiane et le taux obtenu).

  • En l’état actuel des règles, pour rectifier une telle situation, l’administration doit démontrer qu’il existe un avantage (par comparaison ou par nature) ou bien un écart manifeste entre le prix facturé et la valeur du bien ou du service. Avec cet alinéa, la charge de la preuve est renversée, c’est à l’entreprise de démontrer que le prix appliqué – bien que non conforme à ce qui est documenté – est un prix de marché. Quand bien même la preuve peut être apportée par tout moyen, une telle démonstration risque en pratique de s’avérer délicate.
  • Il existe deux cas de figure dans lesquels la méthode de détermination des prix s’écarte de la méthode documentée :

(1) Le premier concerne les groupes dont la pratique des prix de transfert n’est pas encore mature : une méthode est fixée, généralement au niveau de la holding, mais cette méthode est imparfaitement appliquée (faute d’avoir été bien comprise, faute d’avoir été acceptée par la filiale concernée, faute de moyens, etc.). Dans ce type de groupe, il est fréquent que la holding prépare la documentation elle-même, parfois sur la base de modèles fournis par ses conseils, et que l’écart entre la méthode documentée et les chiffres ne soit pas identifié.

(2) Le second cas de figure est celui du groupe qui, peu importe son degré de maturité dans la pratique des prix de transfert, identifie (ou pratique délibérément) un mode de facturation qui contrevient au principe de pleine concurrence et choisit cependant de présenter cette transaction sous une lumière artificiellement favorable dans sa documentation, et ce afin de limiter la visibilité de l’infraction en cas de contrôle.

Le dispositif commenté nous semble motivé par ce second cas de figure – on se rappelle à cet égard que le titre de la mesure 24 de la feuille de route Lutte contre toutes les fraudes aux finances publiques s’intitulait « Responsabiliser les entreprises dans la documentation de leur politique prix de transfert ». Toutefois, la mesure sera particulièrement impactante pour les sociétés qui passeront en 2024 le seuil abaissé évoqué supra*.

  • Les entreprises dont le CA / l’actif brut est situé entre 150M€ et 400M€ pourraient donc se retrouver face à un défi de taille dès 2024 : il leur faudra non seulement mettre en place une documentation en matière de prix de transfert mais aussi réussir « du premier coup » une implémentation parfaite des méthodes sélectionnées afin que la documentation soit sincère. La fin de l’année 2024 sera à ce titre cruciale. Les entreprises concernées devront réaliser des testings rigoureux afin de de s’assurer que les chiffres du groupe sont alignés avec les méthodes documentées. Le cas échéant, ces entreprises devront procéder, avant la clôture, à des ajustements de fin d’année. A défaut, c’est la documentation qui devra être ajustée afin de prévenir tout écart.

  • Enfin, une application mécanique des pénalités de 40% pour manquement délibéré est à craindre – il sera difficile pour le contribuable d’établir sa bonne foi lorsque la méthode documentée n’est pas la méthode appliquée. En suivant la même logique, le risque d’application des pénalités de 80% serait également accru. En effet, créer délibérément un décalage entre la réalité et la documentation nous semble pouvoir être qualifié de procédé destiné « à masquer l’existence de l’infraction ou à la présenter sous la forme d’une opération parfaitement régulière en créant une situation de nature à égarer le service ou à restreindre le pouvoir de contrôle et de vérification de l’administration » (art. 1729 du CGI commenté par le BOI-CF-INF-10-20-20, §60).

  • Ces majorations de 40% et 80% sont bien sûr déjà applicables, que la documentation soit opposable ou non, mais il est probable que la mise en place d’une telle opposabilité vienne mettre en lumière les manquements et procédés visés par l’article 1729 du CGI et conduise in fine à une plus grande sévérité dans l’application desdites majorations.

  1. Allongement du délai de reprise applicable aux transferts d’actifs incorporels

L’article 22 du PLF prévoit, pour les transferts d’actifs incorporels, (i) d’allonger le délai de reprise de 3 à 6 ans et (ii) de créer une nouvelle exception à la garantie de non-renouvellement d’une vérification de comptabilité sur ce sujet.

Cette mesure trouve sa source dans les principes de l’OCDE applicables en matière de prix de transfert, tels qu’ils ont été mis à jour en janvier 2022. Les transferts d’actifs incorporels y sont explicitement visés parce qu’ils sont, d’une part, susceptibles de générer des pertes ou des bénéfices importants et que, d’autre part, parce qu’ils sont difficiles à évaluer. En d’autres termes, ils peuvent être utilisés pour déplacer de la matière imposable. L’OCDE avait d’ailleurs préconisé, dès 2015, que les valorisations retenues pour de tels transferts soient contrôlées à la lumière de la situation postérieure des actifs transférés (Rapports finaux 2015 sur les actions 8-10 : Aligner les prix de transfert sur la création de valeur).

C’est afin de suivre cette préconisation que le PLF projette d’allonger le délai de reprise à 6 ans et de créer une exception à la garantie de non-renouvellement d’une vérification de comptabilité. Ces deux mesures permettraient ainsi au service vérificateur d’attendre d’avoir des données suffisantes concernant la situation de l’actif incorporel post-cession (notamment les revenus générés) afin de caractériser, le cas échéant, une cession à prix majoré ou minoré.

Le texte précise que le contribuable peut défendre la valorisation utilisée, quand bien même elle est contredite par les chiffres effectivement constatés (i) en démontrant que ses prévisions étaient raisonnables compte tenu des risques et des événements raisonnablement prévisibles ainsi que leur probabilité de réalisation au moment où elles ont été faites et (ii) en rattachant la déviation qui peut exister entre les prévisions et la réalité à la survenance de risques ou d’évènements qui n’était pas raisonnablement prévisible lorsque les prévisions ont été faites. Il s’agit là d’une transposition fidèle des règles proposées par l’OCDE.

On note également une tolérance de 20% en deçà de laquelle l’écart n’a pas à être justifié.

Que cette mesure soit adoptée ou non, on ne peut que recommander aux entreprises de documenter avec le plus grand soin les prévisions qui fondent la valorisation des actifs incorporels qu’elles transfèrent à d’autres entités liées.

Conclusion

L’article 22 du PLF propose de raffermir les dispositions applicables en matière de prix de transfert, tant pour les grands groupes que pour les PME et ETI. C’est néanmoins pour ces dernières que la marche sera la plus haute. Il est impératif que les dirigeants de ces entreprises, et particulièrement leurs directions financières, se familiarisent avec les prix de transfert et se fassent assister par des conseils disposant, dans ce domaine très particulier du droit fiscal, d’une expertise reconnue.

Il incombera également à ces conseils d’être pragmatiques, en concevant des politiques de prix de transfert « faciles » à faire vivre, en proposant des formats de documentation adaptés à la matérialité de flux documentés… mais aussi des tarifications adaptées !

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